En Islande, la force du territoire impose la modestie, le respect, mêlé à ce sentiment étrange que ces paysages sont vivants. Habités. Il est vrai qu’au fil des routes, aux détours des champs de lave et des falaises de basalte, s’égrènent des sites aux histoires troublantes, peuplés de trolls, d’elfes et d’Huldufólk « peuple caché »… Dans certaines fermes, on relate d’étranges incidents semblant révéler la présence d’êtres cachés, nichés dans les pierres et les ruisseaux. Superstitions rurales ? Rien n’est moins sûr lorsqu’on déambule dans Reykjavik et ses villes-banlieues.
 Entre deux immeubles contemporains aux couleurs vives, à quelques mètres d’une villa au revêtement métallique ou encore au centre d’un îlot de résidences, trônent des rochers de lave. La toponymie des rues ou des quartiers illustre la personnification de ces lieux : Álfhóll « la butte de l’Elfe », Enbui « l’Ermite », Borgir « la Cité », la pierre Latur « le Paresseux », Dvergastein « la pierre à Nain »… La liste serait longue de ces collines sans forme, rochers, creusements, qui au sein d’un quartier résidentiel, d’une zone commerciale ou en bordure d’une voie rapide imposent leur présence. Cette cohabitation étonnante au premier regard et qui prête à sourire illustre pourtant une double réalité : la modernité de la société islandaise et son urbanisme en plein développement depuis les années 80, et la prégnance de la tradition et des croyances millénaires.

In Iceland, the strength of the territory imposes modesty, respect, mixed with this strange feeling that these landscapes are alive. Inhabited. It is true that along the roads, lava fields and basalt cliffs, there are sites with troubling stories, with trolls, elves and Huldufólk (« hidden people »). On some farms, we are told strange incidents that seem to reveal the presence of hidden beings, nestled in stones and streams. Rural superstitions? Nothing is less certain when one wanders around Reykjavik and its suburban towns. Between two contemporary buildings with bright colors, a few meters from a metal-clad villa or in the center of residences, enthroned rocks of lava. The toponymy of the streets or districts illustrates the personification of these places : Álfhóll « the mound of the Elf », Enbui « the Hermit », Borgir « the City », the stone Latur « the Sloth », Dvergastein « the Stone to Dwarf « … The list would be long of these formless hills, rocks, digs, which within a residential area, a commercial area or along a highway impose their presence. This surprising cohabitation, however, illustrates a twofold reality : the modernity of Icelandic society and its urban planning in full development since the 80s, and the importance of tradition and millennial beliefs.

Reportage réalisé en 2016, 2017 et 2018 / En partenariat avec l’Ambassade d’Islande en France

(…) Dans ces photographies de la banlieue de Reykjavik, tout évoque le décor de film, à commencer par l’extrême propreté du sol, le caractère presque irréel du ciel, et la couleur bleue immaculée des façades. Le jeu des formes géométriques, les couleurs, et plus encore la lumière et les ombres portées évoquent également la peinture d’Edward Hooper. Cependant, des forces obscures semblent s’agiter sous ces apparences banales et normées. On pense aussi à la première séquence de Blue velvet de David Lynch, dans laquelle le cinéaste révèle les puissances telluriques et inquiétantes qui couvent sous un univers pavillonnaire et – en apparence – aseptisé. D’une façon similaire, dans une des photographies de Michel Eisenlohr, le bloc de roche de lave apparaît comme une incongruité, comme une tumeur galopante venant troubler, ici encore, le sage ordonnancement géométrique. On a même le sentiment que, si elle le décidait, elle pourrait se déployer et emporter sur son passage les constructions humaines. Le spectateur assiste ici au combat titanesque entre les forces magiques et les anciennes croyances d’une part et, de l’autre, le souci d’organiser et de rationnaliser l’espace. Mais ce combat est immobilisé par la photographie ;  et d’aucun pourraient voir dans cette immobilité le symbole non d’un conflit, mais au contraire d’une profonde harmonie et d’un sens de la conciliation entre la “tradition” et la “modernité”. Extrait du texte de Marc Rosmini, Philosophe.